Pourquoi ce titre ?

 

« Partout où nous sommes allés, les arbres ont combattu avec nous,

maintenant, nous voilà, la forêt qui brûle. » Armand Gatti

 

 

« NOUS, LA FORÊT QUI BRÛLE »

 

Lorsque fut demandé à Armand Gatti comment répondre à la menace de disparition qui pesait sur la Maison de l’arbre à Montreuil, il a répondu : « Il faut encore changer de nom. Maitenant, le lieu doit s’appeler : « Nous, la forêt qui brûle »1. Ce nom ne désigne plus seulement un lieu géographique localisable, mais également son antériorité à travers les multiples lieux par lesquels La Parole errante n’a cessé de lire l’histoire à contre-courant du déjà-écrit. « Nous, la forêt qui brûle », est le nom de cette antériorité dans laquelle un paysage a mûri, et c’est le nom d’un travail où la question du sens, comme celle de la transversalité, sont maintenues au centre. C’est justement ce                « partage du sensible » qui est menacé aujourd’hui par une logique économique qui

se revendique, sans honte, d’intérêt public.

Dire « Nous, la forêt qui brûle », c’est rendre visible l’effacement, c’est rendre tangible la

destruction de plus en plus systématique de ces lieux vivants où se tisse l’histoire concrète. Partout où de la pensée est vécue, tout semble se mettre en place pour la défaire – pour que surtout le temps ne reste pas dans les corps, que les sédimentations, les stratifications ne se fassent pas. S’il n’y a plus que du consommable, alors aura en même temps cessé d’exister un lieu  d’inscription des vécus, des récits, où la parole puisse circuler, se transmettre, être adressée. Que va-t-il arriver si les vies ne répondent plus qu’à des besoins préfabriqués ? Où les choix pourront- ils encore exister si ce qui est proposé ne porte pas en lui-même une émancipation en regard des itinéraires balisés à l’avance ? Le contrôle généralisé se répand en générant toujours plus d’autocensure. « La forêt qui brûle », c’est dire la vigilance comme une dimension encore habitable.

À quelques endroits, le théâtre devient aujourd’hui prémonitoire. Il est ce bord où la parole émerge, imprévue, imprévisible, et nécessaire – cette parole, qui à un moment donné, se risque à prendre conscience d’elle-même et pour ce faire, s’ouvre à la traversée d’autres langages, se pense autre et vers l’autre. C’est une parole qui s’adresse à l’écoute – elle ne devient entière que dans (avec) l’écoute. Le théâtre, pour désigner un lieu, une histoire, où la conscience de l’autre dans le langage, n’est pas perdue. Où le chemin de la conscience vers l’autre, est sans cesse ce qui déborde le déjà joué.

Chaque présent impose de remobiliser les forces, de penser à nouveaux frais, de retraverser l’engrenage où l’on est pris – sans rien céder. Voir, parler, sentir, savoir : rien ne se fait naturellement. Mais toutes les fois où elle nous arrive, même si elle nous transperce, la lucidité nous permet de résister.

Une désensibilisation extrême opère actuellement, elle écrase chaque espace vital. Elle voudrait euphémiser la douleur qui enraye la croissance économique. La douleur qui est un signal. Le voyant de la douleur, comme ceux de la faim et de la soif : tant que l’on sent encore une faim spirituelle, le sursaut de vie est possible, mais quand on ne sent plus rien...

Dans l’espace du théâtre, la Parole errante est ce voyant du désir de savoir, qu’aucun savoir ne peut recouvrir, ce voyant qui indique qu’une expérience n’est vécue que lorsqu’elle est partagée. Elle désigne aussi une structure et un lieu où l’écrivain est partie-prenante des lieux où il intervient en résidence. Les commandes à l’écrivain donnent un sol à son travail, elles lui permettent de sortir du retranchement, voire du spectacle où on l’enferme parfois, et où la pensée s’immobilise dans la représentation. Écrire, c’est ce moment où la pensée vient s’intérioriser à son contenu tout en affrontant l’inconnu qu’elle découvre. C’est clandestin au sens où Desanti disait : « On ne peut pas faire de philosophie de l’extérieur. La philosophie ne consiste pas à exposer des idées. Cela ne consiste pas à convaincre les gens que telle thèse est préférable à telle autre. Cela consiste à s’installer dans le mode de penser et le mode de vie et à le déployer. C’est un travail clandestin que chacun ne peut faire que pour soi-même. Après ça, on essaye d’écrire, ce qui est la chose la plus difficile parce que souvent on ne peut pas justement. Mais il faut viser l’expression, l’expression de ce mouvement-là : cette intériorité absolue de la pensée à elle-même lorsqu’elle s’exprime, lorsqu’elle cherche son fil et son droit fil. Alors il faut essayer de restituer le droit fil. C’est clandestin. »

Chaque expérience proposée par la Parole errante refaisait ce chemin dans l’infusoire d’une réflexion qui s’élaborait dans l’effort de restituer le sens et l’image de vie qui l’accompagne – et ceci jusqu’à l’expression.

La Maison de l’Arbre a donné asile à la Parole errante. Et les trajets effectués depuis tant d’années ont pu être rassemblés et mis à la disposition de tous, grâce au travail d’archivage des documents. La Maison de l’arbre, c’est aussi la maison d’un travail infini sur la question des mots qui sous-tend toutes les strates de la parole errante. C’est un lieu axé sur la transmission, le souci de l’écriture, de ses positionnements, de ses utopies chevillées à la question du sens. Travail sur les textes de l’auteur Armand Gatti : ce n’est que travaillés que les écrits deviennent vivants.

« Nous, la forêt qui brûle » est le corps d’un débordement contre l’écrasement. Il est relié directement au premier lieu de la résistance d’Armand Gatti, au maquis dans la forêt de la Berbeyrolle. C’est le début d’un combat qui convoque la verticalité des arbres et des solitudes dispersées réunies à un moment autour d’une parole adressée.

Dans le maquis il n’y a pas de visibilité directe sur ce que les choses vont devenir, mais

l’imagination est la ligne serrée qui a définitivement quitté l’état de spectateur et refuse le commentaire qui attend toujours la fin de l’histoire avant de se prononcer.

La pensée meurt toujours de ne pas être vécue, de sa frilosité, de sa soumission à la diplomatie (gestion de compromis). À l’encontre de cette résignation s’invente une langue aux prises avec le réel.

« Nous, la forêt qui brûle »... pour ne pas perdre de vue les visages et la trace des soucis que d’autres ont laissé.

« Nous, la forêt qui brûle »... Nous n’avons aucune longueur d’avance. Le combat passe par ce constat et commence au vif de lui.

Nous sommes en train de perdre nos noms... « La forêt qui brûle », c’est se souvenir de nos noms comme paysage des singularités, tissu de sens – jamais comme totalité, univocité. Retraverser le champ de la connaissance et du vécu, mais en se les donnant comme l’expérience d’un langage et de son poids qui reste à travailler dans les traces vives qu’il a laissé.

Une traversée donc, au pied de la lettre, qui pour l’heure n’a pas la prétention évasive d’éclairer un futur. L’inquiétude qui s’approfondit ici n’ouvre pas sur de nouvelles espérances. Nous ne sommes plus à l’époque « des lendemains qui chantent ». La vie n’est pas sauve, c’est cela que rend visible : « Nous, la forêt qui brûle ». Rien de rassurant, mais appel multiplié à toutes les « paroles contraires » qui disent leurs noms et leurs veilles. À ce stade, nous ne pouvons pas changer le monde tel qu’il est, mais nous pouvons changer nos actes dans le monde. C’est peut-être ainsi que s’éclaircit le sens de ce mot : « J’écris pour changer le passé » – réponse que fit A. Gatti à ses compagnons de la Résistance, lors de leur détention à la prison de Tulle en 1943.

Vivre est en train de devenir une activité clandestine. « Nous, la forêt qui brûle », en est le pas franchi.

À Paris le 22. X. 2015,

Natanaële Chatelain

 

 

Pourquoi ce site ?

 En entrant dans les bâtiments de 9 de la rue François Debergue à Montreuil aujourd'hui nommé "La Parole Errante", nous avons réalisé une exposition pour dire les vies possibles de ce lieu.

 En voici la liste :

 

le lieu comme colonne libertaire

le lieu comme bibliothèque

le lieu comme écriture

le lieu comme université des pauvres

le lieu repensé par les langues

le lieu comme croisement entre science et poésie

le lieu comme archives

le lieu comme compagnonnage

le lieu du corps

le lieu comme espace de représentation

le lieu comme territoire libéré

le lieu selon Antonio Gramsci

le lieu comme traversée des langages

le lieu en construction

le lieu interpellé par l'image

le lieu comme observatoire des étoiles

le lieu pour sortir du lieu

le lieu comme palabre

le lieu comme inventaire des soulèvements

le lieu de l'arbre, langage d'univers

 

 

Nous voulions faire un lieu de travail public ouvert sur l’extérieur, ouvert sur la ville

 avec des ateliers où interagissent des formes du poétique, du politique où se déploie la question de l'écriture sous toutes ses formes où les possibles de l'oeuvre d'Armand Gatti soient abordés, déclinés, oralisés, mis en images, exposés. Où les questions de l'accueil et de la gratuité soient toujours mises en débat même si cela n'est pas simple

Et le temps est passé vite sans que nous ayons eu le loisir de nous poser la question

 de la continuité de cette démarche. Le contrat qui nous lie au Conseil général se conclut en Juin 2016.

 

Mais avec Armand Gatti, depuis plusieurs années, nous travaillons à des modes de transmission. Ainsi, chaque année nous réunissons entre 30 et 50 personnes pour créer une pièce d'Armand Gatti. Quatre metteurs en scène sont à la tâche. Ils viennent de Montpellier de l'université de Strasbourg, du théâtre St Gervais à Genève et aussi de Paris. Ils ne sont pas connus, nous dit-on, si tel était leur objectif, ils ne seraient pas dans une collaboration au long cours avec les textes de Gatti. Ce dernier ayant, depuis 1968, installé son travail d'écriture à la marge des institutions. Tout ceux qu'il a rencontrés depuis, pensent comme lui que la marge est le lieu privilégié de la création. On y respire finalement mieux qu'ailleurs.

 

Il y aussi le travail sur les archives et la publication d'une revue annuelle qui regroupe des universitaires. 

Il y a aussi nos interventions dans les lycées avec Radio-Egalité.

Il y a aussi notre travail sur la psychiatrie et Lucien Bonnafé pendant deux ans qui a naturellement permis au collectif des 39 de faire leurs réunions critiques dans notre lieu.

Il y a aussi la librairie Michèle Firk qui est dans le lieu et sur la rue.

Il y a tous les spectacles de théâtre et de danse, il y a les concerts (même ceux de solidarité) qui viennent répéter et présenter leur travail. Ils ne sont pas tous très connus.

Il y a les maliens qui parfois accueillent leur Président,

et parfois même la Ville demande l'usage du lieu pour ses associations.

 

Il y a aussi un pacte souterrain lié à la résistance qui se noue avec ceux qui viennent présenter leur semaine résistante. Cette semaine, c'est les femmes et les lesbiennes. Elles disent : « Nous proposons dans cet espace mythique, tant militant que culturel, qu'est La Parole errante à Montreuil, des créations artistiques, des moments de débats, de convivialité et d'échanges. »

 Elles disent un lieu mythique. Nous travaillons un peu comme des taupes dans ce lieu. Et puis les gens qui y travaillent ne sont pas très connus. Nous fabriquons des expos, des mises en scènes, des affiches. Nous avons un rapport de proximité avec ce que nous créons, mais nous n'avons pas d'idée de ce que montre l'addition de tout ce qui se passe dans le lieu. Et donc pour ceux qui viennent de l'extérieur, le lieu, lui, est mythique. Nous en avions déjà entendu parlé, sans vraiment prendre la mesure de ce que ça impliquait.

 

Quelle pratique sociale veut-il proposer ?

 

Pour mettre des mots sur ce mythe, peuvent venir à la rescousse tous les invariants gattiens : L'arme du guérillero, c'est le mot. Prolétaires de tous pays, plongez dans vos propres profondeurs, cherchez y la vérité, vous ne la trouverez nulle part ailleurs. Marcher, marcher comme si marcher était le but à atteindre..... Nous avons fait une exposition pour faire l'inventaire de ce que pourrait être ce lieu. Peut-être justement l'utopie mythique qui habite ce lieu est celui d'un inventaire jamais fini, jamais rassasié.

 

Pour la deuxième fois, une liquidation menace la structure où nous travaillons. Et nous savons d'expérience que même si cela arrive, le travail continue différemment, mais il continue.

 A La Parole errante, nous travaillons avec les psychiatres, fidèles à l'idée que lorsque la société va mal, c'est les fous qui trinquent en premier. Ces dernières années, j'ai suivi le démantèlement complet du secteur de Saint-Dizier qui a suivi le départ à la retraite du médecin chef Michel Mori. Aujourd'hui, à Corbeil, on voit exactement la même chose dans un secteur mis en place par Lucien Bonnafé le désaliéniste, avec la mise à la retraite de Paul Brétécher. On pourrait dire que l'on assiste au dépeçage systématique de beaucoup de lieux alternatifs de la psychiatrie pour des raisons de budget et de rationalité. Qu'est ce que le secteur psychiatrique ? : La psychiatrie de secteur voulait assurer la totalité de la chaîne des soins, de la prévention à la réinsertion, sans couper le patient de sa vie familiale et sociale. Elle se voulait gratuite.

 

Ce que je veux dire, c'est quand nous avons vu comment à Saint-Dizier, l'équipe de Mori avait vidé l'hôpital psychiatrique en trouvant des solutions alternatives à l'internement, nous avons pensé : c'est acté, il n'y aura plus jamais de retour en arrière. L'internement dans le silence et l'indifférence, c'est fini. En fait, il s'agissait d'une brèche et elle est en train de se refermer.

 

Aussi bien dans la culture que dans la psychiatrie, il a fallu que s'additionnent deux générations, celle de la résistance et celle de la contestation, pour ouvrir ces brèches, aménager ces espaces. La Parole errante appartient à cette histoire là.

Cette brèche, La Parole errante est devenue, du fait de son espace, un lieu de rencontres et de confrontations des expériences.

Il ne faut pas voir la disparition de notre lieu La Parole errante comme le produit malencontreux d'une mauvaise gestion, ou dans le meilleur des cas d'une fin de bail prévue en mai 2016. Il s'agit, comme dans bien des endroits, de refermer une brèche dans le « système spectaculaire et marchand ».

Quand je dis rencontres, je pense à tous ceux qui travaillent dans le lieu : l'association Précipité qui produit des films, la classe relais, la revue Z, la librairie Michèle Firk qui organisent de nombreuses rencontres avec des écrivains sur des questions cruciales, sans oublier l'atelier de sérigraphie.

Il faut quand même rappeler que ce lieu est né d'un pacte entre Valbon, le résistant communiste valdotain, président du Conseil général à l'époque, et Gatti, le résistant libertaire.

C'est précisément à cause du poids symbolique de ce pacte que nous sommes persuadés qu'il faut absolument protéger un lieu où le poétique et le politique se croisent, se frottent l'un à l'autre avec une telle vivacité.

 

Stéphane Gatti. Février 2015